La chanceuse

Elle est âgée, très âgée, elle a 92 ans. Elle a eu une vie comme toutes les autres, vie de travail, de joies, de peines mais surtout une vie remplie de gens autour. Famille où elle est née et a grandi, famille qu’elle a eue ou n’a pas eue, relations et rencontres. Mais ces personnes ne sont que dans ses souvenirs, qu’elle ressasse continuellement. Il n’y a que violence à la télévision. Violence fictive, que les jeunes adorent, et violence réelle, celle que l’on voit dans les nouvelles continues, répétées ad nauseam.

Pour beaucoup de personnes âgées c’est ce qu’elles vivent. Elle a dans ses souvenirs tant de nuits passées à coudre. Elle avait des doigts de fée. Combien de robes de mariées, combien de vêtements sur mesure, combien de clientes satisfaites qui faisaient l’objet de ses jours et de ses nuits. Mais tout ça n’est que souvenirs, qu’elle endure continuellement. Pourquoi? Parce que la vie ne veut plus d’elle. Ses yeux ne lui permettent plus de manier l’aiguille que ses doigts savent encore faire danser. Tout le reste fonctionne bien, mais, ses yeux elle les a perdus. Elle fait de la dégénérescence maculaire. Depuis de nombreuses années.

Elle s’est départie, au fur et à mesure de la déchéance de ses yeux, de tous ses outils de travail, de tous les tissus qu’elle avait amassés au cours des années et finalement de sa machine à coudre. Ce fut le dernier glas.

Plus de clientes pour jaser de ses rêves ou simplement échanger. Pas de famille, sauf un frère encore plus vieux qui vit à l’autre bout du pays. Elle hante le corridor de son HLM,à la recherche d’une âme qui vive. Mais ses journées passent, vides. Son rayon de la journée, un appel, le soir, d’un bénévole. Elle est extrêmement chanceuse d’avoir cette personne. Bien des jours passeraient sans qu’elle n’utilise sa voix pour parler à d’autres.

Tant de gens n’ont pas sa chance. Ils ont moins de santé, moins de possibilités, moins d’entourage. Les personnes qui vivent en CHSLD elles sont encore pire, elle sont sous la domination des autres. Des jeunes qui font leur possible dans un environnement inhumain.

J’en traite comme d’une calamité, de la vieillesse, mais n’en est-ce pas une? Surtout pour la personne qui a grandi dans la stabilité et qui est confrontée au délire de la vie actuelle? Mais on ne les voit pas. On ne les voit surtout pas pleurer, seules en espérant qu’une paix totale, vienne les submerger enfin.

Bertrand (@BDmoi)

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